La typographie comme langue écrite
  I  De l’idéogramme à l’alphabet  I   
Le "bureau typographique" de L.Dumas (1733)
Histoire de L'écriture p.370

L’usage de la typographie en Occident ne doit pas être envisagé comme une simple mise en forme graphique. C’est l’un des moyens auxquels a eu recours la civilisation de l’alphabet pour restituer à son écriture le sémantisme visuel propre aux systèmes qui l’avaient précédée et dont elle se trouvait privée.
La formule de «langue écrite» est empruntée au sinologue Léon Vandermeersch qui définit ainsi la langue-télégramme des premiers textes écrits en Chine.

 

De l'idéogramme à l'alphabet

Le terme d’ « idéogramme » est sujet à controverses car il laisse croire que l’idéogramme sert à transcrire des « idées » alors que sa vocation est purement verbale. Il permet toutefois de recouvrir les trois valeurs que ce signe, dans toutes les civilisations où il est apparu – Mésopotamie, Egypte, Chine, Méso-Amérique - , a la particularité de pouvoir remplir de façon alternative, le lecteur étant laissé libre de choisir, à partir du contexte spatial et sémantique où il se trouve, celle d’entre elles qui lui semblera le mieux convenir pour comprendre le message écrit.

Deux des valeurs de l’idéogramme nous sont familières : celles de « logogramme » (soit le dessin d’un « taon » pour désigner le mot taon ) et de « phonogramme » (le même signe désignant les mots temps, tant ou même la syllabe tan- ). Mais la troisième, celle de « déterminatif » (on parle de « clé » en chinois) est tout aussi importante, comme le prouve précisément le système chinois qui l’utilise dans la majeure partie de son lexique, constitué de signes mixtes, les « idéophonogrammes ». Elle est aussi la plus représentative du système ; cette fonction, qui consiste à utiliser l’idéogramme comme un indice verbal muet (le signe « taon » servant par exemple d’indicateur de la catégorie « insecte » à côté d’un caractère dont la prononciation aurait pu le faire entrer dans une catégorie différente) est en effet celle qui témoigne le mieux des origines iconiques de l’écriture, puisqu’elle utilise la mémoire visuelle d’un mot en le faisant agir par contamination sur le mot qui l’avoisine, comme une touche de bleu associée à du rouge éveille dans notre regard du violet.

L’alphabet grec est issu de ce système à travers l’un de ses avatars ultérieurs, l’alphabet « consonantique-sémantique » utilisé pour les langues sémitiques. La démarche était, en soi, tout à fait normale et prévisible, les Grecs n’ayant qu’à réajuster une écriture préexistante à la langue qu’elle devait transcrire et qui était de structure différente. Ils ont utilisé les signes des consonnes phéniciennes dont ils n’avaient pas l’usage afin de noter leurs voyelles par nécessité linguistique. Mais ce faisant, ils introduisaient à leur insu dans un système qui participait jusqu’alors intimement de l’image une mutation radicale : ils transformaient ce système en code binaire et abstrait, indépendant de son incarnation visuelle.

L’ère ouverte par l’alphabet grec est celle de la trahison de l’écrit. Mais c’est aussi pourquoi ses utilisateurs n’ont cessé au cours des siècles de partir à la reconquête de sa lisibilité perdue, en multipliant des stratagèmes qui étaient autant de créations. Le livre occidental leur doit toute son histoire, comme le montrent les multiples réseaux d’enluminures, d’abréviations de mots et de gloses qui scandent l’espace du manuscrit

L’apparition de l’imprimerie au cours du XVe siècle a joué un rôle essentiel dans cette reconquête. Isolée sur son petit socle de plomb, la lettre retrouvait en effet son statut et son autonomie de « signe », que la pratique cursive du manuscrit, liant chaque lettre à sa voisine en vertu d’associations plus ou moins aléatoires, avait eu pour conséquence d’effacer.

A cet isolement distinctif de la lettre s’ajoutait également le fait, tout à fait neuf, qu’elle était transformée en objet, qu’on lui imposait d’être manipulée non plus dans la continuité d’un geste qui la déforme et se l’approprie, mais à travers des séquences d’unités fixes, codées par avance, et réversibles.

La typographie réintroduisait enfin dans le système alphabétique un facteur qui semblait en avoir été exclu par principe : elle y donnait au support un rôle déterminant dans la gestion et la structure même du texte, en faisant du « blanc », de l’ « espace », une sorte de lettre vide, mais dont la lettre « pleine » se trouvait désormais physiquement indissociable.

Les premières enquêtes menées par le Centre concernant ces innovations et leurs conséquences littéraires ont porté sur deux domaines : celui du système typographique lui-même, ce qui nous a permis d’ébaucher une typologie sommaire des modalités expressives de la lettre imprimée, et celui de la révolution engagée par le Coup de dés de Mallarmé.

Les catégories typographiques

L’analyse de l’interprétation typographique proposée par Guy Lévis-Mano de Quelques-uns des mots qui jusqu’ici m’étaient mystérieusement interdits de Paul Eluard (1936) a permis de dégager certaines des catégories auxquelles le texte imprimé a recours pour transposer à l’intérieur du support écrit les marques formelles de l’énonciation:

- La rupture avec le discours, que signalent la substitution d’un axe vertical et fragmenté à l’alignement horizontal de la phrase et l’abandon de la ponctuation.

- L’exploitation des variables typographiques, qui se manifeste sur trois niveaux :

- Oppositionnel. Sont concernés les rapports romain / italique, et bas-de-casse (ou minuscule) / capitale. Utilisés le plus souvent en relation avec les connotations sémantiques qu’ils doivent à l’origine historique de chacun de ces alphabets, ils peuvent l’être également pour des motifs purement plastiques – ou jouer sur les deux plans à la fois.

- Contrastif. Ici interviennent le corps des caractères, et leur graisse. Leur usage est assez comparable à celui de l’italique, mais il est plus souple et intervient par degrés. Il contribue à donner au texte une unité plastique spécifique, à valeur soit strictement esthétique, soit « énonciative ».

- Stylistique. C’est une catégorie à valeur essentiellement unificatrice, qui domine les précédentes – puisque oppositions et contrastes sont prévus dans toutes les polices de caractères – mais de manière diffuse et imperceptible pour un œil non exercé. Il est possible d’utiliser plusieurs styles différents dans la typographie d’un même texte. On observe que Lévis-Mano s’est limité à deux – le Gill et le Caslon – prouvant ainsi la pérennité du principe d’économie et de sélection des valeurs en vue d’une plus grande efficacité qui préside à l’invention de l’idéogramme.

- L’espace de la page
Lévis-Mano  l’utilise de deux manières : comme marge et comme figure.
La marge, dans les Mots interdits, a une fonction rhétorique : elle sert avant tout à signaler l’écart de l’interprétation typographique avec la norme livresque.
Les «figures» du blanc, c’est-à-dire les intervalles variables qui s’inscrivent entre les lignes et les mots et remplacent la ponctuation, sont au contraire le terrain privilégié des inventions les plus personnelles et les plus libres, car directement empruntées à l’image.

La rupture du Coup de dés

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème de Stéphane Mallarmé dont la version publiée en 1897 par la revue belge Cosmopolis visait seulement, selon son auteur, à « ouvrir des yeux », n’a été publiée dans la version dont il corrigeait les épreuves au moment de sa mort, l’année suivante, qu’une vingtaine d’années plus tard, en 1914. Il s’agit d’un mince volume de 24 pages mais de très ample format – 38 sur 29 cm – et composé pour le texte en doubles pages, ce qui en porte la largeur effective de 29 à 58 cm.

Mallarmé est le premier poète occidental à avoir utilisé l’espace typographique comme une véritable « langue écrite ». Paul Valéry l’avait bien compris, parlant à propos du Coup de dés de « spectacle idéographique d’une crise ou aventure intellectuelle » et disant de lui qu’il était une « figure en qui devaient se composer le simultané de la vision avec le successif de la parole. »

L’originalité de cette écriture – qui est celle de l’écriture même à sa naissance, étrangement retrouvée – repose d’abord sur la matière et l’espace de son support. « Les ‘blancs’, écrit Mallarmé, (…) assument l’importance, frappent d’abord. »Elle tient aussi au fait que la fonction du créateur dans l’oeuvre n’y est plus celle d’un auteur-locuteur mais d’un intermédiaire entre l’œuvre elle-même et son lecteur.

« Mon travail personnel (…) je crois, sera anonyme, le Texte y parlant de lui-même et sans voix d’auteur » avait écrit Mallarmé à Verlaine en 1885. Il n’y avait là nul effet de modestie : le poète avait compris que la communication écrite n’implique pas seulement « la disparition élocutoire du poète », mais une invite faite au lecteur à devenir lui-même créateur. « Le Poète (…) éveille, par l’écrit, l’ordonnateur de fêtes en chacun » : telle était la fonction nouvelle et éminemment subversive – car elle remettait en cause des siècles d’impérialisme logocentriste – que venait de révéler l’écriture, et plus précisément encore l’imprimé, à ce passeur inspiré des mots qu’est le lettré.

A travers le cas extrême du Coup de dés, Mallarmé nous montre que l’acte de lecture ne se résume pas, comme le système alphabétique nous l’avait laissé supposer, à chercher à reconstituer un discours dont la voix se serait perdue, mais à s’aventurer dans un texte avec les moyens visuels qui lui sont propres – simultanéité spatiale, figures graphiques, expérience tactile d’un support qui fait intervenir non seulement la texture du papier mais aussi la pliure des feuillets et leur succession en doubles pages, comme enfin la durée intime et variable de ce spectacle où le livre se trouve ainsi presque « refait par soi » -, tous moyens sur lesquels les conventions et les rythmes de la parole n’ont aucune autorité : « Oui, sans le reploiement du papier et les dessous qu’il installe, l’ombre éparse en noirs caractères ne présenterait une raison de se répandre comme un bris de mystère, à la surface, dans l’écartement levé par le doigt. » Par la grâce de la typographie, le texte revenait à l’écrit, redécouvrait l’écriture et, à travers elle, l’image. « Au fond, des estampes confiait Mallarmé à Camille Mauclair en lui envoyant les épreuves du Coup de dés, (…) la littérature fait ainsi sa preuve : pas d’autre raison d’écrire sur du papier. »

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Bibliographie :

Anne-Marie Christin (éd.) L’Espace et la lettre, 1977 (articles de Massin, Pierre Duplan, Marcel Jacno, René Lamoureux, Yves Bernard et Gérard Blanchard)
– « Rhétorique et typographie, la lettre et le sens », Revue d’esthétique n° 1-2, 1979, p. 297-322.
– Id. « La typographie comme langue écrite », Word & Image vol.1, janvier-mars 1998, p. 77-94.
– Id. « Le signe en question », Degrésn° 100, 2000
– Id. L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion 2001 (1995)
– Id. Poétique du blanc : vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Peeters/Vrin, 2000
– Id. (éd.) Histoire de l’écriture : de l’idéogramme au multimédia, Flammarion 2001
Béatrice Fraenkel « Ecriture et connotation : ce qui est écrit dans l’écrit », Op. Cit. n° 10, 1998, p. 95-102

 

 

 

 

 



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