Matérialités graphiques du texte poétique
  I  Poésies expérimentales, écritures du visible  I  
  I  Sémiotique graphique du texte et emploi de la typographie  I  
    
Memos, Augusto de Campos

Le groupe Matérialités graphiques du texte poétique s’attache aux pratiques poétiques expérimentales du monde contemporain : collage et montage poétiques ; poésies visuelles (en Europe, en Amérique du Sud et en Asie), et, plus largement, tout texte poétique occidental du XXe siècle donnant lieu à une interrogation explicite de son support et sa matérialité graphique. Une attention particulière est portée aux dispositifs typographiques à l’œuvre dans les écrits poétiques.




 

Poésies expérimentales, écritures du visible

L'écriture poétique a élargi, depuis la fin du siècle dernier, les limites de sa formulation par l'exploration de nouvelles dispositions graphiques dans la page.

Poésie concrète (Philippe Buschinger)

Prosodie, métrique, ces deux termes fondateurs couvrent l'ensemble des enjeux de l'art poétique. La prosodie en son étymologie nous rappelle la place et le rôle de la voix au cœur de la poésie, dont les origines sont liées à la musique et au chant. Mais de ce fait même elle renvoie aussi le lecteur aux valeurs du silence, et donc du blanc dans sa transposition graphique. Quant à la métrique, elle concerne l'unité de mesure du poème selon les règles classiques, et nous permet d'interroger le poème comme une partition verbale.

Il semble que l'étude conjointe de la mise en page du poème, de l'espace où il s'inscrit, ainsi que celle des lois prosodiques révisées sous un tel angle, trouve sa juste place au sein d'une problématique telle que la typographie comme langue écrite pour nous permettre de définir la nature de l'échange graphique et sonore qui se déploie aujourd'hui (comme un nouveau classicisme) au lieu du poème moderne, et de dégager les pratiques de lecture qu'il exige - lecture à unités variables, mobilisant également le regard et la voix, travaillant simultanément plasticité et sonorité des signes alphabétiques.

Ce bouleversement des pratiques typographiques en poésie ouvre sur des créations qui mettent en jeu le statut même du langage. La poésie concrète, telle qu'elle naît avec la publication par Eugen Gomringer du recueil intitulé Konstellationen constellations constelaciones en 1953, fait quant à elle de la plasticité de l'écrit un élément fondateur de sa poétique. Donnant à voir le mot, comme le support sur lequel il s'inscrit, dans sa matérialité, la poésie concrète manifeste de façon radicale une virtualité de l'écrit constitutive des poétiques visuelles du vingtième siècle. Elle élève le caractère graphique du texte écrit au rang de valeur fondamentale du poème et fait ainsi le lien entre les pratiques poétiques des avant-gardes historiques et des expérimentations contemporaines que l'on rassemble sous l'appellation « poésies visuelles ».

Parce qu'il fait intervenir de façon programmatique l'espace du support-page et du support-livre comme agent structurant, le recueil de Gomringer interdit de dissocier la plasticité du texte de sa signification, brouillant ainsi la distinction, instaurée par Saussure, entre langue, partie « essentielle » du langage, et parole « psycho-physique ». L'exploitation systématique du blanc de la page et du livre, blanc qui préexiste physiquement à sa sensibilisation typographique, fait en effet de la mise en espace typographique un principe poétique constitutif ouvrant la lettre alphabétique, signe-son, à un sémantisme visuel. La poésie concrète donne en ce sens à voir la typographie comme langue plastique.

Les poésies visuelles, en ce qu'elles font de leur plasticité le lieu même de leur signification, conduisent, comme les poésies sonores et orales, à interroger le rapport qui unit le langage à sa matérialité, soulignant le caractère fondamentalement « physique » de toute langue. Surtout, en ce qu'elles mêlent de façon indissociable signification et contemplation, elles interdisent de penser le langage sur le seul mode de la communication.

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Bibliographie :

Philippe Buschinger La poésie concrète dans les pays de langue allemande, Verlag Hans Dieter Heinz, Akademischer Verlag, Stuttgart 1996
– (éditeur) « Ecriture et typographie en Occident et en Extrême- Orient »  Textuel n°40, 2001  (textes de A.M. Christin, M. Bussotti, C. Brisset, N. Morita, I.Garron, Ph. Buschinger, G. Fabre, M. Simon-Oikawa, A. De Campos, I.Garnier, P. Garnier, E. Gomringer)

La poésie concrète brésilienne (Júlio Castañon Guimarães)

La poésie concrète brésilienne, qui s’inscrit dans le domaine plus vaste de la poésie visuelle, a été créée et développée par trois poètes : Augusto de Campos, Haroldo de Campos et Décio Pignatari, auxquels se sont associés quelques autres. Dès le milieu des annés 50, ils ont élaboré leurs poèmes en explorant la dimension visuelle de la typographie. Ces poèmes rompaient avec la syntaxe traditionnelle et créaient une nouvelle syntaxe, de nature visuelle, dont les élements étaient les caractères typographiques (avec leurs multiples possibilités) et le support textuel. Dans un premier temps, la question de l’iconicité de l’écriture a occupé la place principale parmi les préoccupations des poètes qui tentaient cette expérience. Chez Augusto de Campos, toutefois, on trouve aussi une autre sorte de travaux : d’un côté des poèmes qui prennent la musique  pour modèle de leur organisation visuelle ; et de l’autre côté, des poèmes qui ont recours au collage.

Les poètes concrets ont ocupé une place importante dans la culture brésilienne dès le début de leur activité. Ils la doivent à leurs traductions des grands poètes du XXe siècle (anglais, nord-américains, français, allemands, russes) et aussi des poètes classiques de la littérature occidentale (Homère, Dante). Ces traductions étaient accompagnées d’un travail théorique sur la traduction, lequel s’inscrivait à son tour dans une vaste entreprise critique portant sur la littérature. Ces poètes ont donc exercé une influence profonde sur la critique et sur la poésie contemporaines du Brésil. Cette influence se retrouve également dans d’autres domaines, comme la publicité, mais surtout la musique populaire : des poèmes concrets et même des traductions faites par des poètes concrets ont été mis en musique par des compositeurs de chansons. Aujourd’hui encore  il est possible de trouver des auteurs de paroles de chansons dont les textes révèlent une nette influence de la poésie concrète.

Au fil des années, les poèmes de Haroldo de Campos et de Décio Pignatari se sont éloignés des « principes » de la poésie concrète. Seul Augusto de Campos produit toujours des poèmes rigoureusement concrets. Quelques perspectives nouvelles sont cependant décelables dans sa production. Une des caractéristiques des poèmes concrets était la lisibilité des éléments dont ils étaient composés. Or on constate dans plusieurs poèmes des derniers livres d’Augusto de Campos, qui continuent toujours à exploiter les possibilités visuelles des caractères typographiques, soit l’emploi de caractères dont le dessin crée des difficultés pour la lecture, soit celui d’un très grand nombre de caractères donnant l’impression d’être entassés sur la page, ce qui en rend aussi la lecture très difficile et quelquefois presque impossible. Ce jeu entre lisibilité/illisibilité incite à reconsidérer la question de l’iconicité de l’écriture, de même que celle des rapports de l’écrit avec son support, en particulier dans les cas où l’amas de caractères occupe tout l’espace de lecture. Ces derniers temps, Augusto de Campos, toujours dans un esprit d’expérimentation propre à la poésie concrète, utilise  l’informatique pour  composer des poèmes à lire sur un écran, des poèmes animés, avec des caractères en mouvement et des éléments sonores. De nouveaux outils critiques sont nécessaires pour les aborder.

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Références :

– Augusto de Campos : Exposition virtuelle

Júlio Castañon Guimarães : « Ecriture et typographie : note sur la poésie d’Augusto de Campos », Calligraphie /Typographie (J. Dürrenmatt dir.), Editions L’improviste (à paraître).

 

Collages et montages poétiques aux XXe et XXIe siècles (Gaëlle Théval)

 A la suite des travaux d’Anne-Marie Christin sur le « Coup de dés » de Mallarmé, certains membres du CEEI se sont tournés vers les écritures expérimentales en se penchant sur les poésies du visible au XXe siècle, des avant-gardes historiques (Dada, Futurisme) aux poésies concrètes et visuelles, analysant notamment le bouleversement des pratiques typographiques et de l’usage du support amené par ce type de poésies.

C’est dans le cadre de cette ouverture aux écritures expérimentales, c'est-à-dire aux écritures puisant dans d’autres systèmes que le leur (arts plastiques, cinéma, mais aussi autres systèmes d’écriture), que l’étude des pratiques de collage et de montage en poésie prend place. Ces pratiques, empruntées à l’origine à des domaines non littéraires, posent la question de l’iconicité de l’écriture et de l’usage du support du poème de façon tout à fait spécifique.

Puisant leurs modèles comme leurs matériaux essentiellement dans les médias de masse, journaux et affiches publicitaires, les poètes collagistes entendent, d’abord par le biais de la transposition graphique (comme chez Apollinaire ou Pierre Albert-Birot) puis grâce aux techniques de l’offset et de la photocopie notamment, s’approprier ce qu’ils perçoivent comme un nouveau langage mêlant l’iconique au scriptural. A l’instar des différentes expérimentations typographiques d’ailleurs souvent pratiquées par ces mêmes poètes d’avant-garde, le collage est une façon de mettre d’accent sur la visualité de l’écriture, sur la plasticité de la lettre et de l’imprimé en général. Il s’agit de faire entrer cette « nouvelle langue vulgaire » (Eugieno Miccini) dans le champ de la poésie, quitte à y insérer, comme c’est le cas dans certains courants de poésie visuelle, des icônes, images tirées de magazines et journaux divers.

Le collage, ou le montage, fait alors du poème un objet marqué par l’hétérogénéité de ses constituants : les fragments prélevés et collés, qu’ils soient iconiques et verbaux ou strictement verbaux, n’ont d’autres rapports que spatiaux. Leur relation est de l’ordre du voisinage, créant des effets de sens non discursifs dont le fonctionnement trouve selon nous un éclairage pertinent dans les analyses d’Anne-Marie Christin sur l’image et l’idéogramme.

Dans cette perspective, le support de l’écriture, à l’instar du support plastique dans le cas des papiers collés cubistes par exemple, change de statut, et devient un élément à part entière du procès de constitution du sens. L’absence de liant entre les éléments hétérogènes réunis dans le poème laisse poindre le support, comme réceptacle, notamment dans le champ de la poésie visuelle où le poème tend à s’assimiler formellement à un objet plastique, mais aussi comme intervalle, ménageant, comme dans l’image, une séparation et des rapports entre les différents éléments constitutifs du poème.

Les pratiques de collage et de montage telles qu’elles sont pratiquées par les avant-gardes historiques et les poésies expérimentales notamment visuelles mènent ainsi à une remotivation des paramètres « matériques » de l’écriture, d’ordinaire occultés dans le processus de lecture, invitant par là même à questionner leur mode de fonctionnement et leur « poéticité », qui ne repose plus sur la relation du son au sens comme l’avait affirmé Jakobson, mais sur des processus d’ordre visuels.

 

Sémiotique graphique et typographie

Graphismes & symbolismes dans l’alphabet du texte 1849-1969 (H. Campaignolle-Catel)

Des « caractères alphabétiques » Leiris affirmait qu’ils étaient des « signes (…) dont on ne fait qu’élargir ce qu’ils étaient déjà par vocation quand on les prend pour symboles et autre chose que ce à quoi ils sont conventionnellement attachés » (Leiris, 1949 : 45). Tout signe d’écriture, toute lettre du système alphabétique constitue en effet un « réservoir » possible de significations mais certaines lettres semblent les fantassins de cette vertu de suggestion des formes de l’écrit : du « A » borgésien qui retrouve les vigueurs de l’aleph cabalistique (Borgès, 1949) au « Y » nervalien qui sombre dans la bifurcation permanente de son sens (Nerval, 1853) ou au « X » de Poe qui démultiplie valeurs et fonctions littérales (1849), se dessinent les arêtes d’un trajet à rebours qui est aussi celui des points d’impact de la suggestion graphique de la lettre, en certains lieux : discours culturel ou mythologie poétique dans laquelle la lettre se chiffre et se précipite. Une petite mythologie potentielle de la lettre se fait en effet jour à chaque instant depuis le milieu du XIXe siècle, et c’est là que se situe notre objet d’enquête. De l’affichage du XIXe siècle à la publicité des cinquante dernières années, nombreux sont les supports et les moyens d’expression ayant intégré la potentialité symbolique des lettres. Mais cette compétence picto-symbolique est demeurée latente durant tout l’intervalle historique de l’invisibilité des lettres de l’alphabet occidental. Notre étude, centrée sur la période allant de 1849 à 1969, s’intéressera aux différents agrégats lettrés relevant d’une interprétation pictographique et/ou idéographique de la lettre, d’une lecture du rôle discursif ou conceptuel de la lettre dans des textes poétiques : on relèvera tout ce qui, en somme, peut constituer l’élaboration de la lettre comme constituant du texte, comme « être de discours », justiciable d’une interprétation visuelle et/ou conceptuelle. Le choix du corpus de l’étude nous situe dans la zone intermédiaire des textes dans lesquels aucun mécanisme visuel, discours « scientifique » ou exposé esthétique n’est (encore) venu recouvrir/ justifier l’emploi de la lettre, emploi qui se situe par conséquent dans un discours de discrétion. A mi-chemin du fantasme et de l’enquête, la tension interrogatrice cerne, dans cet entre-deux, un emploi possible de la lettre comme figure du texte, à l’intérieur d’une rhétorique graphique en voie de constitution.

 

 


CEEI - http://www.ceei.univ-paris7.fr
 CEEI – CENTRE D'ÉTUDE DE L'ÉCRITURE ET DE L'IMAGE  I  UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT - PARIS 7