COMPTE RENDU
de Histoire de l'écriture


par Jan Baetens,
Communication et langages, 2003, n° 132, pp. 124-126.

Histoire de l'écriture
(sous la direction d'Anne-Marie Christin)
Paris, Flammarion, 2001


Nous avons tellement l'habitude de combler d'éloges les livres et les textes que nous apprécions, que nous manquons de mots adéquats quand il s'agit de saluer une réussite vraiment exceptionnelle. Le volume collectif dirigé par Anne-Marie Christin – et qui émane en grande partie – de son Centre de Recherche sur l'Ecriture à Paris VII – est un exemple d'une telle merveille, et les compliments qui suivent ne sont pas de faciles formules de complaisance, mais doivent être pris au pied de la lettre.

Qu'est-ce qui fait que ce livre (d'un bout à l'autre superbement illustré, ingénieusement mis en page, jouant subtilement avec le double code du recueil d'articles et de l'aperçu encyclopédique) devrait retenir l'intérêt de tout chercheur en communication ? Avant tout, je crois, la thèse qui le porte, la conviction qui le structure et lui donne tout son souffle et la certitude d'apporter à la fois une synthèse et un tremplin : si le livre rompt avec une certaine conception classique (alphabétique, phonocentrique, occidentale) de l'écriture, il se veut en tout premier lieu un instrument pour de nouvelles réflexions et de nouvelles recherches, débouchant sur une meilleure compréhension du passé comme de l'avenir (c'est ici que le sous-titre du volume : « De l'idéogramme au multimédia » prend toute son importance). La thèse du livre, défendue par Anne-Marie Christin et son équipe depuis un quart de siècle, tient en la réinterprétation des rapports entre écriture et image, deux dimensions de la communication que notre tradition tend à scinder très fortement : nous avons toujours appris à mettre l'écriture du côté de la parole, tandis qu'Anne-Marie Christin choisit de l'associer essentiellement à l'image.

Cette décision fondamentale s'enracine dans une vision anthropologique de l'histoire de la communication, qui distingue d'abord (c'est-à-dire avant la naissance des écritures) la communication par la parole et la communication par l'image, celle-là ayant pour but d'assurer les relations à l'intérieur d'un groupe humain, celle-ci étant destinée à créer une communication avec les dieux. L'écriture, dans une telle perception anthropologique, émerge alors comme une forme de communication qui se sert du modèle de la communication par l'image pour engendrer un nouveau type de communication entre les hommes. Les conséquences de cette réinterprétation sont radicales. En effet, cette nouvelle conception de l'écriture met en cause la primauté – fonctionnelle aussi bien qu'idéologique – de l'alphabet. Au lieu de croire que notre système alphabétique s'est libéré de l' « obscurité » des idéogrammes « primitifs », il devient maintenant possible de penser que l'alphabet est au contraire ce qui a perdu les propriétés communicationnelles de l'image. Pour celle-ci, le signe n?est pas cette unité à forme et à sens fixes qui s'enchaîne à d'autres signes de même nature ; il est en revanche un objet ou, plus exactement encore, un faisceau de relations à l'intérieur d'une surface marquée, qui est toujours à interroger. D?où l'insistance, dans la vision anthropologique de l'écriture, sur le rôle de la divination et du devin.

La révolution copernicienne proposée par Anne-Marie Christin est le socle de ce volume, dont les quelque cinquante participants – tous spécialistes mondiaux en leur domaine –prennent sans exception le parti pris de l'image. Chaque article, quel que soit son objet, fait ici le pari de l'importance de la partie visuelle de l'écriture. Il en résulte une cohésion exemplaire, trop souvent absente de ce genre d?ouvrages collectifs, qui n'est toutefois pas à confondre avec quelque stérile uniformité. A l'intérieur de l'orchestre dirigé de main de maître par Anne-Marie Christin, chaque instrumentiste a tout loisir de faire entendre sa propre voix (mais il faut dire ici, pour ne pas rompre l'isotopie visuelle, de faire lire sa propre signature), d'avancer ses propres hypothèses, de mettre l'accent sur l'aspect ou la dimension qu'il juge les plus pertinents pour le domaine analysé. L'ensemble du livre est donc chatoyant, avec de nombreuses surprises de détail, plein de changements de ton, de rythme, de sensibilité, qui font de la lecture de ces quelques 400 très grandes pages un plaisir continu.

Il n'est bien entendu pas possible de décrire en détail le contenu de cette Histoire de l'écriture, trop riche pour faire l'objet d'un résumé en quelques lignes. Il importe de souligner pourtant que le livre combine astucieusement la grande histoire et la petite, le long terme et la microscopie, tout en s'ouvrant aux diverses traditions scripturales qu'a connues et que connaît encore la société des hommes. L'ouvrage réussit le tour de force d'être globalement complet et de ménager à presque chacune de ses pages des ouvertures sur de objets et des pratiques fort précis, parfois minuscules quant à leur forme ou à leur diffusion, mais dont les enjeux très vastes sont toujours mis en exergue avec une perspicacité sans faille.

Dans beaucoup de contributions, les chercheurs n'hésitent d'ailleurs nullement à défendre des positions polémiques. Je n'en donne comme exemple que les pages d'Yves Jeanneret sur « Écriture et multimédia », qui s'écartent notablement de bien des idées contemporaines, dont certaines en voie de devenir de vrais stéréotypes, sur l'apport du digital, comme la réduction méprisante des rapports texte/image à l'ordre d'un gadget passager ou encore la valorisation intrinsèque, totalement dissociée des propriétés sémiotiques de l'écriture sur écran, de ladite « interactivité ». De tels textes, et au fond le livre tout entier, nous montrent bien que la société de l'image dans laquelle nous sommes censés vivre, est loin de reconnaître à l'image le rôle fondamental qui a toujours été le sien.

Jan Baetens
(Université de Leuven)


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 CEEI – CENTRE D'ÉTUDE DE L'ÉCRITURE ET DE L'IMAGE  I  UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT - PARIS 7