LE SIGNE EN QUESTION

Anne-Marie Christin
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Il semble naturel, et même banal, de parler de «signe» d'écriture. Mais que doit-on entendre réellement par là ? L'interprétation de ce mot est loin d'être évidente. Utilisé comme un synonyme de « caractère», il nous renvoie à des systèmes d'écriture qui, de l'idéogramme à la lettre, ont donné à ce caractère, et à ce signe, des acceptions extrêmement diverses et, pour certaines, incompatibles entre elles. Veut-on y reconnaître un «signe» au sens fort et plein du terme ? Mais, outre que le choix demeure ouvert entre ses différentes incarnations historiques, il n'est pas sûr qu'elles se prêtent toutes également à une telle définition. On sait par exemple que les Latins ont toujours hésité à utiliser le mot signum pour désigner ce qu'ils nommaient par ailleurs normalement littera. Cet article tente de réfléchir à ce que pourrait être une sémiotique de l'écriture et de déterminer la nature du «signe» qui devrait en constituer le modèle.

La principale difficulté qu'éprouvent les Japonais lorsqu'ils viennent pour la première fois en France, me signalait récemment une jeune collègue de l'université de Kumamoto, tient au fait qu'ils ont beaucoup plus l'habitude d'écrire et de lire le français que de l'entendre. Il ne s'agit pas, en l'occurrence, du décalage auquel nous sommes habitués entre langue écrite et langue orale, composition littéraire et énoncé trivial: seule la découverte de l'oral est ici en cause. Afin de pouvoir identifier un mot à l'intérieur de la phrase que l'on prononce devant lui, m'expliquait cette collègue, Naoko Morita, il est nécessaire à un Japonais qui ne pratique pas encore couramment une langue d'opérer d'abord mentalement la transcription graphique de ce mot. La conséquence en est, me disait-elle, que, participant à un même stage, des étudiants italiens ou espagnols, très à l'aise dans une épreuve de conversation en français, se montreront embarrassés lorsqu'ils devront passer à l'écrit, tandis que des Japonais de même niveau, pour qui l'expression française orale est lente et difficile, la maîtriseront sans aucun problème à l'écrit.


Cette anecdote me semble éclairer de façon particulièrement intéressante, outre la différence qui sépare les techniques pédagogiques en cours en Europe et au Japon, le caractère foncièrement variable du mode d'articulation entre l'écrit et l'oral privilégié par chaque culture selon le système d'écriture qui s'y pratique ou qu'elle a choisi (1) . L'orthographe, pour un Japonais, ne constitue pas un obstacle à l'apprentissage du français: au contraire, elle le facilite. Mais c'est que l'écriture japonaise n'est pas de nature alphabétique – c'est-à-dire fondée comme la nôtre sur une priorité de principe accordée à la valeur phonétique des lettres – elle repose essentiellement sur ce qu'il conviendrait d'appeler une approche visuelle de lalangue. Cela peut sembler évident s'agissant des kanji, idéogrammes d'origine chinoise dont les Japonais ont repris l'usage pour transcrire leurs propres termes lexicaux. – Encore faudrait-il préciser à ce sujet, afin d'éviter d'assimiler abusivement une telle pratique à quelque afféterie archaïsante, qu'en passant du chinois au japonais ces idéogrammes ont vu leur plasticité référentielle initiale s'enrichir d'une gamme de subtilités visuelles et sémantiques dont l'ampleur et la diversité sont inconcevables pour nous. Mais il en va de même aussi des kana, ces syllabaires purement japonais destinés, à l'heure actuelle en tout cas, à la transcription des particules grammaticales, ou à celle des langues étrangères. Graphiquement et culturellement, en effet, hiragana et katakana, bien qu'ils répondent à la définition de l'écriture phonétique la plus étroite et la plus «limpide» – beaucoup plus que ne l'est celle de l'alphabet grec qui est avant tout phonologique – ont la capacité de transmettre chacun des informations linguistiques qui leur sont tout à fait spécifiques par le seul canal visuel. On comprend, dans ces conditions, que les Japonais jugent nécessaire de consacrer à l'apprentissage de l'écrit, dans la mesure où les différents modules qui le composent font de lui un véhicule verbal autonome, une attention au moins égale à celle qu'ils réservent à l'oral, et aussi qu'ils ressentent comme plus naturel et plus facile d'aborder les langues étrangères par le biais de leurs transcriptions graphiques.

C'est sur cette spécificité du japonais que le linguiste Motoki Tokieda a fondé, dans les années quarante, sa critique des thèses saussuriennes. Un des motifs pour lesquels le modèle structuraliste élaboré par Saussure lui semblait inacceptable était en effet qu'il ne pouvait s'appliquer à la langue japonaise puisque, dans le cas du japonais, le signe écrit ne peut pas être considéré comme un phénomène second: il participe pleinement du langage verbal. Opposant à une théorie abstraite et synchronique de la langue celle du langage comme processus «diachrone, hétérogène mais continu», Tokieda situait l'écriture au confluent du «processus d'émission du locuteur» et du «processus de réception de l'auditeur», et il lui ménageait une place distincte étant donné qu'elle constituait une «étape de transmission dans l'espace» différente de la transmission acoustique de la langue qu'avait seule retenue Saussure (2) .


Si la substitution d'une conception diachronique du langage, reposant sur l'étude du sujet parlant, à une analyse structurale de la langue, peut paraître à juste titre une option fragile et discutable, l'observation de Tokieda selon laquelle on doit renoncer à raisonner en termes d'homogénéité si l'on veut pouvoir intégrer l'écriture – dès lors qu'on ne la limite pas à sa seule acception alphabétique – parmi les manifestations non seulement sémiologiques mais linguistiques dont elle relève, mérite toute notre attention.


La position de Saussure à l'égard des systèmes d'écriture d'origine idéographique est plus subtile, à vrai dire, que ne le suggère Tokieda. Certes, il ignore la complexité du système japonais, mais il sait parfaitement reconnaître ce qui distingue fondamentalement l'idéogramme de la lettre alphabétique, à partir de l'exemple chinois, ainsi que ses avantages: «Pour le Chinois, l'idéogramme et le mot parlé sont au même titre des signes de l'idée; pour lui l'écriture est une seconde langue, et dans la conversation, quand deux mots parlés ont le même son, il lui arrive de recourir au mot écrit pour expliquer sa pensée. Mais cette substitution, par le fait qu'elle peut être absolue, n'a pas les mêmes conséquences fâcheuses que dans notre écriture; les mots chinois des différents dialectes qui correspondent à une même idée s'incorporent également bien au même signe graphique» (3) . Il n'échappe pas non plus à Saussure que, si «l'orthographe traditionnelle peut revendiquer ses droits», c'est parce que l'image d'un mot «acquiert pour nous une valeur idéographique», et il admet qu'«en dehors de la science» – c'est-à-dire si l'on veut tenir compte des nécessités pratiques de la lecture –, «l'exactitude phonologique n'est pas très désirable» (4) . Néanmoins, il est évident aussi que le système idéographique l'embarrasse, et qu'il le présente de telle manière que son originalité se trouve marginalisée et occultée au bénéfice de l'alphabet et de la fidélité phonétique dont ce système est supposé idéalement – ou tout ou moins originellement – investi. Dans sa description générale des différents systèmes d'écriture, après avoir signalé que l'idéogramme représente un mot par «un signe unique et étranger aux sons dont il se compose» – ignorance dont on devine qu'elle ne saurait constituer pour lui une qualité – Saussure passe directement au système «phonétique» où il distingue deux espèces, les écritures syllabiques et alphabétiques, les secondes ayant sur les premières l'avantage d'être «basées sur les éléments irréductibles de la parole» (5) . Qu'un progrès s'inscrive dans le passage des unes aux autres, même si la suggestion n'en est faite que de manière brève et indirecte, est évident – d'autant qu'il manque à cette série le système de type sémitique, que Saussure mentionnera seulement vingt pages plus loin, et pour ne retenir de lui que sa structure consonantique de surface, au détriment de son aspect sémantique (6) . Le linguiste confirmera son choix un peu plus tard en avouant son admiration envers «l'alphabet grec primitif» où «chaque lettre correspond à un temps homogène» – «principe nécessaire et suffisant pour une bonne écriture phonologique» ajoute-t-il (p. 64).


Un tel aveu nous permet de mieux comprendre les quelques lignes de conclusion que Saussure a réservées aux idéogrammes dans sa présentation d'ensemble des systèmes d'écriture, et qui semblent curieusement évasives: «D'ailleurs, dit-il en effet, les écritures idéographiques deviennent volontiers mixtes: certains idéogrammes, détournés de leur valeur première, finissent par représenter des sons isolés» (p. 47). Nous devons entendre par là que l'alphabet représente nécessairement pour tout système, y compris idéographique, aux yeux de Saussure, une forme d'idéal quasi irrésistible. Et lorsqu'on lit dans la suite du Cours que l'autonomie du signe linguistique – c'est-à-dire son existence même – tient à la permanence de sa «valeur» à l'intérieur du système ou il s'inscrit («Faisant partie d'un système [le mot] est revêtu, non seulement d'une signification, mais aussi et surtout d'une valeur, et c'est tout autre chose») (7) , il apparaît que cette propension de l'idéogramme à modifier sa valeur première pour emprunter celle de l'alphabet est la raison pour laquelle Saussure n'a pas jugé bon de le prendre en compte dans la comparaison qu'il établit entre signe linguistique et signe écrit: «Les valeurs de l'écriture n'agissent que par leur opposition réciproque au sein d'un système défini, composé d'un nombre déterminé de lettres» affirme-t-il. C'est en quoi elles peuvent éclairer le fonctionnement de la langue puisque «dans la langue il n’y a que des différences » (8).

Mais qui est réellement premier ici ? Le linguistique ou le scriptural ? A l'origine de la notion de «différence» sur laquelle repose l'ensemble de la théorie saussurienne, force est en effet de reconnaître que se trouve un modèle extérieur à l'analyse proprement dite, c'est-à-dire concrète, de la langue, l'opposition «voyelle-consonne» apparue avec l'alphabet grec, et dont l'application qui en est faite ici au langage ne constitue qu'un des avatars parmi ceux qui se sont succédé en Europe depuis le XVlIe siècle dans différents domaines scientifiques. Ce modèle est à ce point fondamental dans le raisonnement de Saussure, et pour la cohérence de son propos, qu'il l'a conduit à en étendre la validité de manière tout à fait arbitraire à des supports qui lui étaient étrangers. C'est ainsi qu'il compare la langue, «système basé sur l'opposition psychique [des] impressions acoustiques», à la tapisserie, «oeuvre d'art produite par l'opposition visuelle entre des fils de couleurs diverses» (9) , alors que le mode de relation des couleurs entre elles est celui du contraste simultané – dont nous aurons l'occasion de constater qu'il a joué précisément un rôle tout à fait décisif dans la genèse du processus scriptural. Et c'est au nom de ce même modèle que le linguiste s'autorise à écarter délibérément les manifestations graphiques et visuelles de l'alphabet comme étant dénuées a priori de toute pertinence sémiologique: «Que j'écrive les lettres en blanc ou en noir, en creux ou en relief, avec une plume ou un ciseau, cela est sans importance pour leur signification» déclare-t-il (p. 166).

Tout anodine qu'elle puisse être, cette déclaration apporte en fait sur la nature des liens qui unissent sémiologie saussurienne et alphabet un éclairage capital, car elle nous révèle que ces liens ne sont pas seulement conceptuels – le caractère oppositionnel de la lettre ayant suggéré à Saussure la notion de «signe linguistique» – mais, d'abord, idéologiques. Comment peut-on affirmer en effet que les formes visuelles de la lettre n'ont aucune valeur signifiante – alors que les kana japonais tirent au contraire leur nécessité verbale des nuances qu'ils en exploitent – si ce n'est parce que le pôle référentiel élu pour en décider est, non pas la lettre en tant que telle, choisie en raison des valeurs écrites qui lui sont propres, mais le système alphabétique compris comme un produit de l'histoire, et reflétant par conséquent une option socio-culturelle de portée beaucoup plus générale – mais également contraignante de façon plus insidieuse – en l'occurrence celle d'une priorité de principe accordée à la parole sur la communication visuelle ? On doit d'autant moins en douter que l'on retrouve chez Peirce, c'est-à-dire dans un contexte sémiotique très diffèrent de celui de Saussure – et qui réserve à l'idéogramme une place éminente dans son système en en faisant un des prototypes de l'icône – une affirmation similaire lorsqu'il écrit : « &, et et le son ne forment tous qu'un seul mot» (10) , annulant ainsi la pertinence d'une différenciation graphique de ce mot qu'il était pourtant le premier à relever.

Ce qui constitue, aux yeux de Peirce comme de Saussure, le principal mérite de l'alphabet est qu'il ignore les valeurs visuelles, c'est-à-dire matérielles, de l'écriture, tout en restant une représentation de la langue ou plus exactement – car tel est l'effet magique et sournoisement trompeur de ce système – en en ayant fait naître l'illusion: n'oublions pas que l'invention de la mimesis est contemporaine de la définition que donne Platon de la lettre comme élément. Et telle est bien, en effet, l'originalité paradoxale de l'alphabet. Elle ne repose pas sur le fait que les notions de «représentation» et d'«élément» auraient pu révéler enfin, grâce à lui, leur caractère complémentaire, mais, au contraire, qu'il les réunit pour la première fois dans l'histoire de l'écriture alors qu'elles sont foncièrement antinomiques – et qu'elles trahissent de surcroît, ensemble, l'écriture. De l'apparition de l'idéogramme à son ultime mutation dans l'alphabet sémitique, c'est le support graphique de l'écrit et l'acte de lecture qu'il suscite – acte physique autant qu'intellectuel – qui permet à l'écriture de véhiculer un fait de langue. Si les linguistes occidentaux ont cru trouver dans l'alphabet grec, en dépit de contraintes spatiales, liées à l'écrit, qui leur paraissaient à l'un et l'autre accessoires et superflues, les valeurs immatérielles qui devaient permettre, pour l'un, de faire de la linguistique l'archétype de la sémiologie et, pour l'autre, de construire un projet de sémiotique autonome, c'est parce que, le premier et le seul de tous, ce système s'est constitué – sans doute d'ailleurs de façon purement accidentelle – sur la base du reniement de son propre principe de fonctionnement. La lecture d'un tel alphabet réclamait, comme celle de toute autre écriture (et cela, Saussure l'a bien compris), une approche nécessairement visuelle, mais celle-ci n'était plus indispensable, désormais, – sans que du reste une approche acoustique le fût devenue davantage – à la définition même du signe proposé à cette lecture.


La première question appelée par un tel constat est évidemment de savoir sur quel schéma sémiotique particulier, sur quel mécanisme inédit d'élaboration et de transmission du sens – et d'un sens verbalisable – reposent les systèmes d'écriture qui ont précédé notre alphabet, et d'abord, puisque tous ceux qui l'ont suivi en sont directement issus, le système idéographique.


Qu'est-ce donc qu'un «idéogramme» ? On peut dire que ce qui le distingue essentiellement de la lettre grecque est que, bien qu'il possède comme elle l'apparence d'un signe fixe, il ne l'est ni dans sa définition stricte, ni dans ses usages. Saussure en a eu l'intuition en observant la nature mutable de ce signe, qui le fait changer de valeur et passer de la représentation d'un sens à celle d'un son, mais c'était pour la dénigrer. Peirce, de son côté, l'a également pressentie et lui a fait, au contraire, une place appréciable dans son système, en dissociant le «qualisigne» d'une réalité extérieure qu'il ne ferait que reproduire, et en lui accordant de ce fait une antériorité axiomatique sur toute «représentation». Cependant, signe saussurien oppositionnel et «légisigne» peircien reposent l'un et l'autre sur l'a priori selon lequel toute sémiotique doit être d'abord, et simultanément, abstraite et cohérente, ce qui implique qu'elle possède une homogénéité sans faille, et exclut la moindre intervention extérieure dans son système. Pour l'un comme pour l'autre, l'«extérieur» ne saurait constituer, en effet, qu'un référent : et le référent n'a pas de place dans les sémiotiques qu'ils ont conçues.


Or c'est bien parce que l'extérieur du sens est pleinement acteur dans le système auquel appartient l'idéogramme que celui-ci présente l'originalité troublante d'être «mutable». C'est dans la mesure où son existence en tant que signe est indissociable de celle, matérielle et spatiale, de son support, qu'il peut proposer des valeurs entre lesquelles le regard du lecteur sera laissé libre de choisir – liberté limitée, toutefois, à certaines options codées d'avance, de même que les valeurs de la lettre seront restreintes, beaucoup plus tard, à celles de «voyelles» et de «consonnes», mais pour de tout autres motifs. Cette particularité n'avait pas échappé à Clément d'Alexandrie, qui notait, dans sa description des hiéroglyphes: «[les Égyptiens] écrivent à la manière tropique, détournant le sens et transposant les signes, en vue d'un certain rapport [...]. C'est ainsi que, voulant transmettre les louanges des rois par des mythes religieux, ils les inscrivent sur des bas-reliefs» (11) . Mais il ne s'agissait pour lui que d'un constat purement fortuit, et il n'établissait aucun lien entre le fait que les textes sacrés égyptiens devaient être gravés sur pierre et les différents niveaux de sens du système hiéroglyphique, tels, du moins, qu'il pensait les avoir identifiés.


Pour Clément d'Alexandrie, en effet, ces niveaux, qu'il définit comme «cyriologique» (exprimant les choses en propre), «tropique», et «symbolique», constituent seulement des variantes à l'intérieur d'une structure dont le principe directeur unique est celui de la représentation: le caractère figuratif des hiéroglyphes, autant que la vocation signifiante de l'alphabet, ne pouvaient que l'amener à cette hypothèse. Elle présentait en outre l'avantage de maintenir le système idéographique dans la mouvance intime de l'alphabet, de sorte qu'il pouvait en apparaître naturellement, tantôt comme une version dégradée, tantôt comme l'avant-coureur. La découverte faite par Champollion, à l'aube du XIXe siècle, que les hiéroglyphes avaient été également utilisés par les Égyptiens pour transcrire des sons de la langue – c'est-à-dire indépendamment de toute visée analogique -, devait remettre radicalement en question ce schéma, ainsi que les interprétations qui en avaient été déduites de façon plus ou moins directe au cours des siècles. Elle devait être également à l'origine d'une analyse tout à fait différente des variantes fonctionnelles de l'idéogramme, qui n'associerait plus ces variantes aux avatars de la mimesis mais aux modes d'articulation du langage avec le visible. Loin de se situer toutes à un même niveau, elles allaient répondre chacune à un objectif spécifique, dans le cadre d'une stratégie globale et concertée d'investissement de la langue par l'image. C'était sur elles que reposait désormais le système idéographique, dont elles révélaient le caractère foncièrement paradoxal, puisqu'il s'agissait d'un système hétérogène, et à la fois parfaitement cohérent. Que ce système ait été efficace ne nous est pas prouvé seulement par sa permanence jusqu'à nos jours à l'intérieur du «monde sinisé» mais d'abord par le fait qu'il s'est construit d'une manière identique dans des civilisations très différentes. Que ce soit en Mésopotamie, en Égypte ou en Chine, en effet, chaque idéogramme peut en principe assumer alternativement, selon le contexte où il apparaît, trois fonctions qui sont toujours les mêmes : celles de «logogramme», c'est-à-dire de signe graphique faisant référence à un mot ou à un champ lexical donné (soit par exemple le mot «taon» renvoyant à une catégorie particulière d'insecte), de «phonogramme» – valeur verbale phonétique, qu'il s'agisse d'un mot ou d'une syllabe, voire de la consonne qui amorce cette syllabe, issue par homophonie du logogramme qui lui correspond (comme «temps» ou «tant» peuvent l'être par rapport à «taon») –, ou, enfin, de «déterminatif» – comme le serait par exemple l'utilisation du signe «taon», sans que celui-ci soit prononcé, pour éclairer la prononciation et le sens d'un caractère voisin, lequel pourrait se lire grâce à lui «abeille».


Notre civilisation a toujours tenu à souligner les liens qu'entretient l'idéogramme avec le pictogramme: le pictogramme étant conçu par elle comme une sorte de «représentation verbale minimale», elle en a déduit en effet qu'il existait une filiation naturelle de l'un à l'autre, d'où serait née l'écriture. Mais c'est, en réalité, le déterminatif qui est décisif dans le système idéographique. Et c'est lui seul qui permet de comprendre l'apparition de l'écriture. Il est d'ailleurs significatif que, totalement ignoré par la civilisation de l'alphabet, ce déterminatif soit au contraire (sous le nom de «clé» en français) l'élément central de l'écriture chinoise, où la majeure partie du vocabulaire écrit est constituée d'«idéophonogrammes», caractères mixtes combinant une «clé» et un phonogramme. A l'opposé du pictogramme, en effet, le déterminatif ne sert pas a transcrire visuellement un mot qui se prononce, il est la présence graphique de ce mot abstraction faite de son énonciation. S'il peut être dit «figure» d'un mot, ce n'est pas au sens où il représenterait ce mot (et encore moins où il représenterait la chose «dite» par ce mot – comme on définit souvent, tout à fait à tort, le pictogramme – ) mais parce qu'il autorise ce mot à intégrer l'espace iconique, à faire sens par la vision. L'invention de la lecture – acte de naissance du texte écrit – ne se justifie que par lui. Son originalité – et son utilité – foncière est d'avoir permis à la langue de bénéficier de cet ancrage insolite du même au même qui caractérise l'image, et que traduit de façon globale et concrète à la fois la loi du contraste simultané. La permutation – cette loi d'opposition terme à terme que l'on rencontre à l'origine de l'alphabet grec comme de la définition saussurienne du signe – est constitutive du fonctionnement langagier : la contamination détermine quant à elle celui de la pensée visuelle. Car Chevreul l'avait bien compris déjà: une couleur ne «modifie» pas sa voisine par un effet mécanique mais en raison de l'implication psychique, celle-ci ne fût-elle qu'optique, de celui qui les observe côte à côte. L'exploitation qui en a été faite par les peintres confirme l'importance d'un tel effet, et sa valeur créatrice. La Tempête de Giorgione, Le Chant d'Amour de De Chirico, qui fascina Magritte, sont des témoignages extrêmes, par leur audace, du dynamisme iconique né de la confrontation de l'imaginaire avec cet élément à la fois suprême et anonyme – car il ne tient pas à ses figures mais à ses vides – de l'espace pictural: l'intervalle (12) . De l'intervalle qui sépare les figures naissent les interrogations – et les réponses – les unes et les autres aussi imprévisibles et diverses que le sont les phantasmes de chacun. La trouvaille que constitue l'invention du déterminatif – et qui fait de lui l'axe fondateur du système idéographique dans son ensemble – est que l'on soit parvenu grâce à lui à exploiter cette dérive nécessaire de l'imaginaire visuel de telle sorte que puisse s'introduire dans l'image un élément emprunté à un imaginaire différent, celui des mots – et qui ne serait pas lui-même un «mot» mais plus précisément, ou plus subtilement, sa mémoire. Si l'idéogramme est par principe un signe susceptible de changer de valeur, c'est parce qu'il ne saurait légitimement faire fonction de substitut verbal qu'à condition d'avoir été reconnu d'abord comme signe visuel, c'est-à-dire de n'être identifiable qu'à travers son association simultanée à d'autres signes sur le support qui leur est commun. A la différence du signe saussurien, qui détermine et contrôle à l'avance – puisqu'il procède dans l'abstrait – ses agencements actuels et futurs, l'idéogramme ne prend autorité que dans le contexte flou de sa dépendance factuelle, premier otage du système dont il est pourtant l'initiateur.


«Je ne peux jouer avec des signes qui ne changent jamais» disait Matisse, pour expliquer son aversion a l'égard du jeu d'échecs. Il est étrange que le peintre ait utilisé le même exemple que Saussure pour définir son mode de relation aux signes. Mais on ne saurait s'étonner qu'ils l'exploitent l'un et l'autre de manière contradictoire. Saussure, à travers l'exemple du jeu d'échecs, cherche à annexer l'espace à une cause dont le pivot central, cristallisé dans la lettre alphabétique, est cet élément fixe et pur de la langue qui doit assurer l'échafaudage de systèmes sémiologiques impeccables. Aux yeux de Matisse, au contraire, qu'un signe flotte est l'évidence et la nécessité même, parce qu'elle est d'abord celle de l'espace pictural où il agit. Sur la feuille blanche, «l'attendrissante blancheur du papier», comme il dit, le signe, que définit avant tout pour lui «son importance par rapport à autrui», c'est-à-dire son effet plus que sa représentation, est indissociable non seulement du sentiment de l'artiste à son endroit, mais aussi, et plus encore, du contexte où il s'inscrit. Aussi retrouve-t-il spontanément dans le signe comme il «l'entend» les trois valeurs de l'idéogramme. Signe de mot – c'est-à-dire, en l'occurrence, d'un objet qui ne soit pas seulement un objet mais se trouve imprégné comme de surcroît d'une valeur mentale spécifique –, il l'est sous la forme de cette image-synthèse que la technique du papier découpé a permis à Matisse de styliser de la manière la plus efficace et la plus franche. L'arabesque, dont le peintre parle également comme d'un signe, qui «ne fait qu'une phrase de toutes les phrases», dit-il, correspond, du fait de sa double fonction à la fois abstraite et réaliste qui la met comme en retrait de la représentation, au phonogramme. Mais sans doute est-ce la fonction de «déterminatif» de l'idéogramme qui éclaire le mieux les intentions du peintre, lorsqu'il parle de cette «indication au plus bref du caractère d'une chose» qui permet à un artiste comme Delacroix, ou lui-même, de faire l'économie du «portrait» d'une forme secondaire, celle d'une main par exemple, dans certaines compositions monumentales, afin de préserver la dominante structurelle de l'ensemble (13) .


L'idéogramme constitue donc bien un «modèle sémiotique» au sens strict du terme. L'approche que je viens d'ébaucher ici du signe selon Matisse, d'autres que j'ai pu faire plus longuement, par exemple de «l'écriture selon Magritte» (14) , le confirment: c'est à travers cette notion, certes flottante mais cependant foncièrement génératrice de système – un système comparable, peut-être, à ce que l'on appelle «style» chez un peintre ou un écrivain – que certaines oeuvres d'art intentionnelles, c'est-à-dire visant non le pur plaisir de l'oeuvre mais celui de situer cette oeuvre en rupture par rapport à d'autres, doivent être analysées. Nous avons pris l'habitude de croire, et de dire, que l'image nous «regarde», et même qu'elle nous «parle», ce qui n'est que pur abus de mots dans les deux cas, puisque la liberté et le pouvoir de l'image résident dans son mutisme, et qu'elle nous devient révélatrice dans la mesure, précisément, ou elle nous ignore. Mais cette image peut également être calculée, chiffrée d'avance – non au sens où elle-même serait déchiffrable, mais où elle nous proposerait une clé pour accéder à ce monde visible dont les leçons – comme les bonheurs – sont si éloignés de ceux de la parole. C'est ce que prouve l'invention de l'écriture: aussi est-ce nécessairement en passant par elle que nous pourrons retrouver cette clé perdue – à moins qu'elle ne nous ait été volée.


Article paru initialement dans la revue Degrés n°100, hiver 1999. "Bilan et Perspectives".


NOTES

1 . On trouvera dans Vues de Kyoto (Éditions Le Capucin, 1999), d'autres exemples de cette différence culturelle qui sépare Europe et Japon, et qui est fondée sur une relation opposée des individus à la parole et à la vision.

2 . Motoki Tokieda, «Fondements d'une linguistique japonaise» (Kokugogaku genron)1931. Voir Catherine Garnier « Tokieda contre Saussure, pour une théorie du langage comme processus», Langages 68, déc.82, p.71-84.

3 . Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, (1915) Payot, 1969, p.48.

4 . Ibid. p.57.

5 . Ibid. p.47. Souligné par moi.

6 . Ibid. p.65.

7 . Ibid. p.159 et p.160. Souligné par moi.

8 . Ibid. p.165. En italique dans le texte.

9 . Ibid. p.56. Souligné par moi. Sur les contrastes optiques voir Georges Roque, Art et science de la couleur, Chevreul et les peintres, Éditions Jacqueline Chambon, 1997.

10 . Charles S. Peirce, Écrits sur le signe, Seuil, 1978, p.31.

11 . Clément d'Alexandrie, Stromates V, 4, 20-21, cité dans Anne-Marie Christin L'Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, 1995, p.61.

12 . J'ai tenté de montrer le rôle sémantique de l'intervalle en peinture et en littérature dans Poétique du blanc : vide et intervalle dans la civilisation de l'alphabet, Peeters /Vrin, 2000.

13 . Henri Matisse, Écrits et propos sur l'art, Hermann, 1972, p.248 et p.251.

14 . «L'écriture selon Magritte», Mélanges Philippe Minguet, Art & Fact n°18, 1999, Université de Liège, p.96-100. Voir également mon article sur «Narration and Visual Thought : Philippe Clerc's Revues-Images» Conjunctions, Verbal-Visual Relations, San Diego University Press, 1997, p. 131-157.

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