Oralité et bande dessinée au XIXe siècle

Jacques Dürrenmatt
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L’année 1996 a servi de cadre à un débat aujourd’hui dépassé entre spécialistes de l’histoire de la bande dessinée. Un nombre important d’entre eux décrétait en effet alors sa volonté de fêter le centenaire du genre quand d’autres protestaient, parfois violemment, contre une appréciation qu’ils jugeaient fausse en mettant en avant les albums de « littérature en estampes » publiés par Töpffer dans les années 1830-1840. L’essentiel des réflexions tournait autour du phylactère comme essentiel ou non à la définition du genre. Les partisans de l’anniversaire proposaient en effet de considérer le 25 octobre 1896 où apparaissait ce qu’ils considéraient comme la première véritable bulle de la bande dessinée dans une planche du Yellow Kid d'Outcault comme vraie date de naissance. On ne peut que trouver intéressant, pour la question qui nous occupe aujourd’hui, qu’un débat d’envergure sur un genre aujourd’hui majeur ait pu entièrement se focaliser sur une question de retranscription de la voix. Encore doit-on noter immédiatement que dans la planche qui nous intéresse la voix n’est pas celle d’un être humain mais d’un phonographe ou plus précisément encore d’un perroquet qui se cache dans ce phonographe. Dans la même page, par mimétisme, le personnage éponyme dont les discours apparaissent habituellement en surimpression sur la chemise jaune se mettra à parler à son tour dans une bulle avant que tout ne rentre dans l’ordre et Outcault n’utilisera que très rarement le procédé par la suite..

 

Outcault: Yellow kid, (1896)




















A l’image de ce qui se passe dans le débat qui oppose Anglais partisans de Talbot et Français de Niépce sur l’invention de la photographie, choisir l’américain Outcault plutôt que le suisse Töpffer comme père d’une forme d’art essentielle aujourd’hui n’est pas sans implications nationalistes et, par delà, économiques, à travers la mise en place d’un modèle exploité comme norme (1). Se trouve en effet posée la définition à donner à un genre qui prend aujourd’hui des formes multiples. En 1974, Bill Blackbeard, grand collectionneur à l’origine de la San Francisco Academy of Comic Art,  proposait : « un récit dramatique à épisodes ou un ensemble d’anecdotes reliées les unes aux autres concernant des personnages identifiés et récurrents » en ajoutant que la publication s’en faisait en feuilleton, que la fin en était ouverte et qu’il prenait la forme d’une série de dessins comportant le plus souvent un dialogue dans des bulles et un texte narratif généralement minimal(2). Thierry Groensteen a montré combien cette vision très américaine qui sert encore de référence était invalidée par toute une série d’œuvres majeures en aval comme en amont des années 70 pour suggérer de se contenter in fine du seul critère de « solidarité iconique »(3) dans le cadre d’une séquence d’images. Il insiste notamment sur la longue tradition de la bande dessinée muette dont il donne Caran d’Ache comme l’initiateur en ce qui concerne le domaine français. Marginale, réservée à l’origine à la publication dans la presse, cette forme remplit bien les conditions de sérialité et de reproductibilité propres à la BD ; en faisant disparaître totalement le texte, elle « s’offre, selon Jessie Bi, comme un contournement de la densité envahissante des textes des journaux, proposant l’alternative à la fois divertissante et contemplative d’histoires mouvementées toutes en images et sans légendes » et apparaît ainsi comme « un petit théâtre de pantomime ou d’ombres chinoises dans un espace iconique en périphérie du réseau typographique étouffant »(4). Pour autant, son mutisme et les difficultés de compréhension qui en découlent très vite, l’ont longtemps condamnée à la brièveté.
           

Caricature de Töpffer

Alors que l’illustration vient s’ancrer sur un texte et n’est sérielle qu’en pointillés, que la caricature se pense dans le resserrement d’une image unique, la bande dessinée puise dans le montage d’images complémentaires sa légitimité formelle. Encore ne peut-elle devenir aisément récit complexe qu’au moyen des textes qui l’habitent. Töpffer donne bien l’avantage à l’image quand il juge le roman sentimental anglais à l’aune de la peinture : « un, deux volumes écrits par Richardson lui-même, équivaudraient difficilement, pour dire avec autant de puissance les mêmes choses, à ces dix ou douze planches d’Hogarth qui, sous le titre de Un mariage à la mode, nous font assister à la triste destinée et à la misérable fin d’un dissipateur »(5). Il n’empêche : dépasser la série de tableaux complexes pensés comme autant d’actes d’un drame moral pour « faire un livre », i.e. « inventer réellement un drame quelconque, dont les parties coordonnées à un dessein aboutissent à faire un tout »(6) passera, chez lui et ses suiveurs, par l’ajout d’un récitatif sous l’image, écrit si possible de la même main qui a dessiné. Pour autant, aucune voix autonome autre, aucune bulle, alors qu’il lui arrive d’en employer dans ses caricatures isolées, sans qu’on sache d’ailleurs toujours s’il s’agit de discours prononcés ou seulement pensés (voir caricature de Töpffer ci-contre).

Caricature de 1792

Question de puissance donc ? L’image dès lors qu’elle est pensée comme une fois pour toutes dépendante, inscrite dans le flux narratif, partiellement débile, a besoin de se faire parlante. Pour autant les voix des personnages resteront inféodées à celle du narrateur et donc en marge tout au long du siècle. C’est d’autant plus surprenant que la caricature, dont est en grande partie issue la bande dessinée, peut comporter en France des discours intégrés à l’image, comme le montre, par exemple, la célèbre gravure de 1792 représentant le « nouveau pacte de Louis XVI avec le peuple ». Le texte « Vive la Nation » apparaît en effet immédiatement à droite de la bouche du roi et la pliure du bras permet de l’enserrer et de le mettre en valeur. Cynthia Burlingham et James Cuno commentent le choix d’une graphie « faible » comme un indice de la mauvaise volonté du monarque : le toast semble « murmuré sotto voce », ce que la raideur de la posture pourrait corroborer (7).
Le choix de la graphie est ainsi interprétable en termes d’intensité et participe donc directement de la signification grâce à sa position dans l’image pour un renrichissement, à l’économie, de la représentation. Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, l’intégration des voix à l’image est très courante sous forme de phylactères, héritiers de l’iconographie religieuse, puis de bulles à proprement parler.

. John Leech dans Punch (1850)

Il en ira ainsi jusqu’au milieu du XIXe siècle comme en témoigne cet exemple tiré d’un numéro de Punch de 1850 et dessiné par John Leech, dont on notera qu’il fut le premier à qualifier ses créations de « cartoons », terme jusque là réservé aux cartons de tapisseries, et à donner ainsi à la bande dessinée anglo-saxonne un de ses noms de baptême. La situation est, dans notre exemple, grotesque : dans un espace parfaitement policé, bien éloigné de la réalité des marins, où il est interdit de fumer (comme l’indique un écriteau sur le mur) et où le grog est remplacé par le thé, se trouvent exprimées des inquiétudes très bourgeoises et féminines sur les conséquences d’un thé trop fort pour les nerfs. La langue reste pour autant celle des marins avec sa syntaxe rugueuse, à l’intérieur de bulles aux contours encore un peu hésitants mais déjà très clairement organisées les unes par rapport aux autres pour favoriser la lecture. C’est la mise en scène du contraste entre niveau de langue, contenu du discours et contexte qui justifie les bulles en tant qu’elles servent à l’exhiber alors que l’espace inférieur se contente de poser sobrement la situation imaginaire. Si on étudie un peu attentivement l’ensemble des caricatures à bulles, on se rend compte que, la plupart du temps, celles-ci sont de fait l’occasion de transcrire au plus près les traits oraux que la littérature répugne à intégrer.
            Hogarth n’utilise jamais les bulles, qu’il devait considérer comme peu esthétiques, et celles-ci vont disparaître avec le romantisme pour ne réapparaître que dans notre fameuse planche de Yellow Kid, qui, grâce à sa notoriété sur tout le territoire nord-américain, va réussir à imposer le procédé dans le cadre non d’une caricature mais d’une vraie séquence narrative d’images(8). On voit, en l’occurrence, qu’Outcault n’a fait que combiner deux procédés bien connus de façon plus systématique que ses prédécesseurs qui, comme le montre cette page de Franck Bellew dans un numéro du Harper's New Monthly Magazine de 1861(9), étaient restés frileux : les bulles, au nombre de deux fort courtes, y servent plus à transcrire des pensées qu’une voix véritable.

 

Franck Bellew dans Harper's New Monthly Magazine (1861).

Qu’en penser au final ? Pourquoi donc donner tant d’importance à l’utilisation de bulles par Outcault alors qu’il ne s’agit que d’une redécouverte et d’un fait finalement relativement secondaire ? Faut-il y voir une volonté critique de mettre en avant une hypothétique entrée du genre dans l’âge adulte qui se ferait à travers l’invasion de l’image par le texte ?
Erreur pour l’écrivain et critique Harry Morgan qui avance que « ce qui est présenté comme un progrès (Outcault aurait eu l'idée géniale de faire parler ses personnages dans des bulles) est […] en réalité un usage rhétorique dans un contexte très étroit qui est celui de la reproduction mécanique de la parole. » Quant aux autres exemples que l’on peut rencontrer dans la série des Yellow Kid, les « ballons [y] ont à peu près la même fonction […] que dans les Pieds Nickelés de Forton : ils contiennent des remarques de personnages divers, animaux, enfants, [etc. et] constituent dans le meilleur des cas un contrepoint humoristique ou pittoresque au récit, mais ils ne véhiculent pas à eux seuls le sens. Le comble est que le personnage censé constituer le point de départ de la bande dessinée avec bulles n'en émet aucune pendant toute son existence, en dehors de l'unique exemple précité, où il parle littéralement comme un phonographe. »(10)
            Revenant longuement sur le mystère de l’absence de bulles dans les bandes dessinées de Töpffer, Thierry Smolderen propose de considérer que, chez lui,
l'action se produit dans le monde du dessin, et le commentaire se contente de la suivre en même temps que le lecteur. Là où le montreur d'images traditionnel cherche à renforcer l'autorité littéraire d'une histoire « mille fois racontée » dans sa manière de « légender » les textes (le procédé allant souvent jusqu'à la versification), les légendes de Töpffer marquent en permanence le caractère spontané, inattendu des trajectoires. C'est le ton du dessinateur qui commente, pour ses élèves, le dessin en train de se faire, se tirant de tous les pièges qu'il se tend à lui-même. […] Pour la première fois, c'est l'image qui occupe le premier plan, ce qui donne au genre inventé par Töpffer son irrésistible aura d'illusion réelle. On comprend mieux pourquoi il n'a jamais été question pour Töpffer d'intégrer à cet appareil le moindre phylactère : chez lui, tout repose sur la tension entre  l'accident graphique  et le commentaire. Or, le phylactère, jusqu'ici, a toujours servi à confirmer l'image dans son rôle subalterne : l'image ne « parlant » que pour marquer sa conformité au texte. L’utiliser aurait constitué pour Töpffer un parfait contresens.(11)
L’explication est séduisante mais si Töpffer voulait à ce point donner la prééminence à l’image pourquoi n’est-il pas allé jusqu’à la bande dessinée muette, comment expliquer que toutes les cases soient légendées, avec nombre répétitions et redondances entre images et entre textes et images ? Prenons deux planches tirées de son dernier album, considéré par beaucoup comme son plus accompli, l’Histoire d’Albert (1845). Dans la première :

 

Töpffer, Histoire d'Albert, 1845.





















l’emploi systématique du discours indirect permet la répétition du verbe introducteur expliquer qui fonctionne en parallèle avec celle de la représentation de l’index tendu. Des bulles auraient perdu cet effet emphatique à forte charge ironique.

Dans la seconde :

bid.




















l’apparition du discours direct du père (c’est la seule fois dans l’album) est particulièrement révélatrice de l’impossibilité de la bulle :
1) le discours est ironique(12) par sa reprise burlesque du titre du recueil de poésies ratées d’Albert, qui perd son caractère romantiquement métaphorique dans son association avec l’image ; il constitue en cela un véritable contrepoint qui gagne à occuper sa partie propre de la case en tant que commentaire décalé(13) ;
2)  la rareté des discours directs dans l’ensemble de l’album donne à la voix un surplus de puissance par contraste à un moment particulièrement important de l’album puisque Töpffer y règle ses comptes avec les déviances du mouvement romantique, de sorte qu’on pourrait considérer que s’opère ici une fusion des voix du père et du narrateur ;
3)  la ponctuation particulièrement expressive imite certains excès du romantisme jusqu’au grotesque tout en rapprochant lisible et visible (points d’exclamation et de suspension semblent autant de coups dans un tel contexte), de sorte que chacune des parties de la case semble comme le reflet de l’autre ;
4) le cadrage particulier rendrait l’irruption du discours sous forme de bulle d’autant moins réussie que seules les jambes sont visibles ; mais surtout cette organisation de lignes obliques constitue une sorte d’hiéroglyphe qui doit se lire comme unité de sens indépendamment de toute légende et qui se trouve utilisé dans toute la première moitié de l’album :

bid.




























Töpffer parle d’un « symbole » « revenant à plusieurs reprises pour exprimer les orages d’une éducation paternelle un peu brutale » et le donne comme exemple de ces « croquis cursifs qui ne demandent qu’à être vivement accusés, et qui, en tant que chaînons d’une série, n’y figurent souvent que comme rappels d’idées, comme symboles, comme figures de rhétorique éparses dans le discours et non pas comme chapitres intégrants du sujet »(14). Dans la série visible ici, on voit nettement comment le « symbole » nait de la réduction d’un premier dessin plus clairement figuratif. L’autorité paternelle se trouve, en l’occurrence, réduite à un index tendu, qui n’est pas sans rappeler celui du docte Albert, et à un pied frappeur. La voix passe au second plan. L’autorité ne se dit pas, n’a pas de timbre, elle est pure brutalité. La loi qui s’exprime est celle d’un bon sens bourgeois insensible tant à la paresse qu’à la poésie. Topos bien connu des romans d’apprentissage et des biographies. Töpffer envisageait, comme le montre le manuscrit préparatoire, de faire précéder le récit d’une « indication sur le caractère de la famille » : « Le père est pour qu’il suive à son commerce »(15). Incompréhension que l’on retrouve, par exemple, dans la célèbre scène entre Julien et son père dans Le Rouge et le Noir :
                                                                                                                                
1) En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit.(16)

2) L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. […] Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre.(17)

3) A peine entré dans la maison, Julien se sentit l’épaule arrêtée par la puissante main de son père ; il tremblait, s’attendant à quelques coups.
– Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d’un enfant retourne un soldat de plomb.(18)

Violence des coups, intensité de la voix (« stentor »), qualité particulière de l’intonation (« dure »), effet produit (« terrible ») se conjoignent pour construire une figure dévaluée de dieu de l’Ancien Testament. On n’est pour autant pas si loin de Töpffer : c’est parce que la voix échoue à se faire entendre que la violence physique prend le relais ; des constructions métonymiques substituent, dans l’action, à la figure paternelle les coups qu’elle inflige (2) ou « la puissante main » (3), à la façon du découpage particulier du dessinateur. Le même symbole se dit autrement, d’une autorité qui impose et qui punit mais ne dit rien, sinon pour répéter de façon grotesque une parole qui s’est crue vraie, comme lors du jugement final qui condamnera Julien à la mort. On comprend pour quoi le symbole töpferrien ne peut comprendre de bulle. Les discours chez Töpffer se doivent d’être médiatisés ; il leur faut des verbes introducteurs qui les orientent. A moins de commenter, de façon décalée, un symbole. C’est donc le désenchantement à l’égard du discours direct qui est celui de la voix nue, à qui est donnée autorité, qui explique sans doute l’absence de bulle chez Töpffer, principe qui sera repris, en termes de défiance plus clairement idéologique encore, par Nadar dans son Mossieu Réac qui finira censuré : en dehors de deux exclamations précisément serties (sans guillemets) dans un récitatif ironique(19), tous les discours directs sont soit des « phrases historiques » (« Tuez tout, Dieu reconnaîtra les siens ! »), soit des exemples absurdes de langue de bois administrativo-financière systématiquement mis en scène et entre guillemets en regard d’images grotesques. Ainsi, sous un bouquet de têtes chenues violement caricaturées, ce commentaire :

La commission des savants nommés par le ministre :
« Attendu que le bouse-pain renferme moins de parties nutritives que le pain ordinaire ;
« Attendu qu’en raison des difficultés d’extraction et autres, le prix de revient est plus élevé ;
« Déclare qu’il y a lieu de l’adopter pour le service des hôpitaux. »(20)

Le texte du décret, reproduit avec sa typographie spécifique, ne peut apparaître autrement qu’écrit à côté de l’image, d’une part parce que celle-ci, comme souvent, laisse peu d’espace où inscrire quoi que ce soit mais surtout pour marquer le caractère violemment écrit d’un tel énoncé, dans la mesure où l’écriture sert à diluer la responsabilité collective en désincarnant la voix officielle.
            Au bout du compte, on peut proposer un certain nombre d’hypothèses quant aux raisons qui déterminent l’absence de bulles chez les deux écrivains à part entière que sont Töpffer et Nadar :

  1. 1. (plastique) comme chez Hogarth, peur d’une désorganisation de l’image en tant qu’espace plastiquement organisé,
  2. 2. (énonciative) importance des verbes introducteurs qui orientent et modalisent le discours, permettent d’entendre une voix et non pas seulement un contenu,
  3. 3. (stylistique) défiance à l’égard du discours direct en tant qu’il peut produire des effets de dissonance stylistique dans un type d’œuvre pensée comme déjà composite,
  4. 4. (poétique) volonté de mettre en relief, une distance à garder face aux discours d’autorité, quels qu’ils soient, à un moment de panne progressive de la rhétorique et de défiance à l’égard des prestiges de la voix oratoire ou lyrique, dépersonnalisée, qui plus est, par sa retranscription écrite.

Tous ces problèmes ne se posent plus tout à fait dans les mêmes termes à la fin du siècle :

  1. 1. la saturation de l’espace social par des inscriptions de toutes sortes permet de penser l’image comme naturellement capable d’intégrer l’écrit, comme le montrent, non sans ironie, ces trois cases de La Famille Fenouillard(21), qui ne franchissent pour autant pas encore le pas de la bulle, du fait de l’importance des commentaires et intrusions d’auteur :
Christophe, La Famille Fenouillard (1893)
















  1. 2. une certaine confiance semble enfin accordée aussi bien à la lisibilité d’un langage gestuel exacerbé et de plus en plus complexe (avec en arrière-plan les modèles que constituent tant la caricature que la pantomime) qu’à la sérialité comme mode de contextualisation pour assurer l’orientation énonciative du discours ;
  2. 3. l’exhibition de l’oralité apparaît comme un élément constitutif de la bande dessinée qui se revendique de plus en plus clairement comme un genre éminemment populaire(22) ;
  3. 4. l’apparition d’enregistrements au moyen des phonographes autorise de penser une voix autant qu’hybride : orale dans sa matière et écrite dans sa reproductibilité, ce que matérialise parfaitement la bulle(23)

           C’est peut-être ce dernier point le plus important. C’est l’émergence de cette voix qui fait le pont et va autoriser progressivement toutes les autres, pittoresques d’abord, actives ensuite. Comme le rappelle Thierry Smolderen,

"en se diffusant, la technologie « audio » fonde un paradigme inédit, dont le perroquet devient l'emblème, le phonographe, le modèle véhiculaire. Simple curiosité du monde animal, avant ces inventions, « l’image sonore » du perroquet s'impose en quelques années (folles), comme une alternative puissante au modèle textuel de la diffusion du discours humain. Notez comment le Yellow Kid insiste sur les paroles « de sagesse » de l'appareil […]. Ce n'est évidemment pas un hasard si la bulle parlante émerge au moment où l'on commence à explorer la sphère d'autorité et d'énonciation des machines de reproduction sonore.(24)"

Autorité certes mais, en même temps, comme l’avance Bill Blackbeard, l’apparition du perroquet dans la dernière image manifeste une « chute brutale du statut social de la source vocale », dévalue l’éloge du journal qui d’apparemment objectif et, par là, autorisé devient pure auto-publicité, ce qui, au total, ramène la technologie triomphante à un méprisable psittacisme(25). Yellow Kid finit par en tomber à la renverse d’étonnement. On pense à Mercier s’étonnant lui aussi un siècle plus tôt, dans son Tableau de Paris, qu’un vendeur de tisane puisse parler comme un perroquet :
Anatomistes, dites-le moi, comment son gosier docile peut-il suffire à crier sans interruption, à chanter sa marchandise, avec des roulades, des passages et des tons qui me surprennent véritablement ? Le larynx de ces hommes-là est bien remarquable, et leur glotte de perroquet doit avoir, si je ne me trompe, une configuration toute particulière.(26)
C’est bien le caractère spectaculaire d’une voix dont on ne sait plus si elle est humaine, si elle n’est pas matière, qui permet d’approcher ce qui était jusque là indescriptible, comme l’a montré Jean-Patrice Courtois(27). Etonnante autant que détonante, « la voix n’est [plus] un signe qui renvoie à l’unité, elle représente par son spécifique propre quelque chose d’imprédictible dans le social et l’individuel »(28). Elle n’est plus maîtrisable et, par cette étrange matérialité, peut dès lors quitter le récitatif pour se montrer.


Il ne reste plus qu’à apprivoiser l’obscénité de la voix ainsi exhibée.
           
           
Albéric Bourgeois, Les Aventures de Timothée (La Patrie, 1904)

Le 30 janvier 1904, dans le quotidien québécois La Patrie, paraissent Les Aventures de Timothée, signées Albéric Bourgeois. C’est la première fois qu’une bande dessinée en français utilise les bulles(29). Dans cette image au tracé trop géométrique on est frappé par la dissonance produite par le contour maladroit de la bulle qui recouvre(30) très visiblement le centre de la case, dissonance que l’on retrouve entre l’apparence grotesque du personnage traité de façon caricaturale et son discours : « Nul ne résistera à mes charmes ». Discours qui peut se comprendre comme à destination tant de ses éventuelles et rêvées proies féminines que d’un lectorat que la bulle a désormais résolu de séduire et qui, de fait, sera bientôt pris.



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1- Cf. « Bande dessinée. Les bons et les méchants » d’Arnaud Robin, R de réel, n°B, 2000 (en ligne sur  rdereel.free.fr).


2- « Mislabelled books », Funny World n°16, p.41. C’est moi qui traduis.


3 - Système de la bande dessinée, PUF, 1999, p.16-21.


4 - « La bande dessinée muette », I A, dossier publié en ligne en 2006 sur le site de du9 (www.du9.org).


5 - Essai de physiognomonie, Kargo, 2003, p.5 (1ère édition 1845).


6 - Ibid., p.7.


7 - Politique et polémique. La Caricature française et la Révolution, 1789-1799, Los Angeles, Grunwald Center for the Graphic Arts, Wight Art Gallery, UCLA, 1988, p.186.


8 - « Le Yellow Kid n'est jamais séquentiel avant la fatidique planche (en réalité un double strip) du 25 octobre 1896, qui constitue les débuts de la BD pour les vrais croyants, et ne l'est que dix-sept fois après (en comptant des séquences réduites à deux images). », Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, Angoulême, éditions de l’AN 2, 2003, p.80.


9 - n°129, février 1861.


10 - Op. cit.,p.80-81.


11 - « Ceci n’est pas une bulle ! – Structures énonciatives du phylactère », section « Rodolphe Töpffer », rhrt n°4, publié en ligne le 31 août 2006, http://edel.univ-poitiers.fr/rhrt/document.php?id=555.

12 - Pour plus de précisions sur l’ironie chez Töpffer, cf. mon article intitulé « Töpffer et le trait ironique » dans Les Lieux du réalisme, Presses Sorbonne Nouvelle et éd. L’improviste, 2005.


13 - On notera que dans la première version manuscrite intitulée Histoire de Jaques, la force comique du contrepoint est amoindrie par une phrase d’accompagnement très explicite : « Ah tu aimes les harmonies imitatives !!! Eh bien tu en auras… » (cf. le facsimilé édité par Garzanti, Milan, 1973, 55).

14 - Essai de physiognomonie, op. cit., p.12.


15 - Op. cit..


16 - Romans et Nouvelles t. I, Gallimard, 1952, p.232.


17 - Idem.


18 - Ibid, p.233-234.


19 - « En route il dédie quelques coups de poings et pieds, à un voyou qui criait : O c’te balle ! » ; « Et vers la même époque, il invente ce procédé, qui consiste à parcourir les rues en criant : A bas les communistes », chapitre VII. 1ère édition en feuilleton dans La Revue comique en 1849. Réédition par Pierre Horay en 1977.


20 - Chapitre III.


21 - Colin, 1893, p.7-8            


22 - Distinction qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui, comme le montre Harry Morgan (op. cit., p.165-174), mais possède une réalité tangible sur le plan éditorial à la fin du XIXe siècle (cf. l’Histoire du roman populaire en France d’Yves Olivier-Martin, Albin Michel, 1980).


23 - Pour des considérations, parfois absconses mais aussi souvent stimulantes, sur la matérialité de la bulle, cf. « Le fantasme de la parole » de Pierre Fresnault-Deruelle, La Bande dessinée, Europe n°720, avril 1989.


24 - Op. cit., section « Le perroquet d’Edison ».


25 - Les mots exacts de Bill iBlackbeard pour parler de ce phénomène de dévaluation sont : "the reversal of the social level of the voice's source, from influential speaker to McFadden's Flats parrot; the change in the nature of the praise from objective evaluation to the Kid's and the Journal's own puffery, prated back by the parrot; the commentary on recording technology itself, equated with a parrot", Yellow Kid: A Centennial Celebration of the Kid Who Started the Comics, Northampton (USA), Kitchen Sink Press, 1995, p.71. C’est moi qui traduis.


26 - Mercure de France, 1994, t. I, p.1229.


27 - « Mercier procède à rebours de l’Encyclopédie qui faisait déboucher toute la description de l’appareil de phonation sur l’inappréciable qualité de la voix : il remonte de l’inexprimable qualité jusqu’à l’appareil de phonation et place le mystère dans le gosier et le larynx. A rebours, le perroquet aussi : ce n’est plus lui qui imite la voix articulée des hommes, c’est cette voix qui emprunte la labilité de la glotte du perroquet », « Deux registres, une méthode : le regard et la voix dans le Tableau de Paris de L. S. Mercier », Penser la voix, Poitiers, la licorne n°41, 1997, p.156.


28 - Ibid., p.157.


29 - Cf. Michel Viau, BDQ : répertoire des publications de bandes dessinées au Québec des origines à nos jours. Laval : Éd. Mille-Îles, 1999.


30 - Sur cette question d’effacement et de recouvrement par la bulle, cf. Système de la bande dessinée, op. cit., p.82-85.



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